Le Covid-19 a créé une prise de conscience

Pour le président de l’Ifri (Institut français des relations internationales), les Occidentaux doivent tirer les conséquences de la montée en puissance de la Chine. Thierry de Montbrial décrypte les bouleversements géopolitiques engendrés par le Covid-19.
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LE FIGARO. – Le système international va-t-il résister au virus?

Thierry DE MONTBRIAL. – Tous les commentateurs, avant même que soit passée l’épreuve, évoquent l’après et l’avant coronavirus. Philosophiquement, l’instant présent, pourtant, n’existe pas. Il est plutôt une zone de recouvrement entre un passé qui continue et un avenir qui s’amorce. Il n’y a jamais vraiment de rupture. La pandémie ne va pas transformer le système international mais plutôt accélérer certaines tendances déjà à l’œuvre. La plus fondamentale d’entre elles, depuis la fin du XXe siècle, est la compétition sino-américaine. Tout le reste tourne autour de cet axe central, même la Russie de Vladimir Poutine. Ce fait majeur a été accentué d’abord par l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, puis par la pandémie.

Pensez-vous que la Chine et les États-Unis risquent un conflit armé?

C’est une question essentielle, qui fait référence à ce que le politologue américain Graham Allison appelle le « piège de Thucydide » selon lequel, historiquement, quand un système international est brusquement déstabilisé par l’émergence d’une nouvelle puissance, cela se termine souvent par une guerre. Je pense néanmoins que ce ne sera pas le cas à court ou moyen terme, car personne ne le veut. Le seul danger concret est lié à Taïwan. Depuis plus de deux mille ans, toutes les dynasties chinoises se sont fondées sur un principe : ne jamais céder un pouce du territoire national. Alors oui, si Taïwan prenait une décision brutale et déclarait son indépendance, les autorités chinoises pourraient prêtes à prendre des risques considérables. Pour le reste, les Chinois ne sont pas encore prêts.

Quand le seront-ils?

Les réformes initiées par Deng Xiaoping à partir de 1979 font penser à l’ère Meiji au Japon après 1868. Un siècle plus tard, les Chinois se sont inspirées des mêmes principes. Lorsqu’au XIXe siècle les Occidentaux ont pris position en Extrême-Orient, comme on disait alors, pour y développer leur commerce, ils l’ont fait par la diplomatie de la canonnière, c’est-à-dire par le feu et le sang, en humiliant la Chine. Hong Kong a été cédé à l’Angleterre dans le cadre d’une défaite chinoise. Les Japonais avaient compris qu’en restant immobiles ils perdraient face aux Occidentaux. Ce fut le génie des réformes Meiji : d’abord, épouser temporairement les Occidentaux pour apprendre d’eux. Puis les dépasser sur leur propre terrain. C’est ce que sont en train de faire les Chinois. Mais dans la Chine d’aujourd’hui comme dans le Japon d’hier, il faut un environnement international paisible pour assurer le développement économique. La Chine affiche désormais sa volonté de puissance. Mais son objectif est 2049, le centième anniversaire de la République Populaire. Aujourd’hui, elle n’est pas prête à se mesurer avec les Etats-Unis.

Dans quelle direction voyez-vous partir les États-Unis?

L’image des Etats-Unis s’est encore plus dégradée pendant la crise. Malgré cela, Donald Trump conserve de sérieuses chances d’être réélu. Mais les Américains sont très divisés et je n’exclus pas une crise majeure dans les dix ou vingt ans qui viennent. La tendance du « repli américain » sur ses intérêts étroitement conçus se poursuivra. Il ne faut pas s’attendre à des changements importants au sein de l’OTAN, qui existe encore trente ans après la disparition de l’URSS parce qu’elle est la seule organisation politique qui rapproche encore les Etats-Unis et l’Europe. Aux yeux des Américains, elle reste un instrument de puissance, principalement dans le cadre de la concurrence avec la Chine. Aujourd’hui, la question russe est secondaire. La Russie est devenue l’épouvantail indispensable pour maintenir l’OTAN en vie sans avoir besoin de mentionner la Chine.

L’UE est-elle menacée de désagrégation?

Si l’UE a résisté jusqu’ici à de si nombreuses crises, c’est parce que dans les moments de vérité, les minuit moins cinq qu’adore Angela Merkel, il y a toujours eu une réaction de survie. C’est dans ces moments qu’on prend conscience que la destruction de l’UE serait une catastrophe pour tous ses membres et même pour le monde entier. C’est dans ces moment-là qu’on retrouve les évidences, comme le couple franco-allemand, ainsi qu’on vient encore de le voir la semaine dernière.

« Je deviendrais vraiment inquiet pour l’Europe si les populismes, après avoir beaucoup progressé en Europe, se renforçaient à leur tour en Allemagne, à tel point qu’on pourrait envisager l’élection d’un équivalent de Marine Le Pen. »

On n’en est pas là et je ne vois pas de danger immédiat.

Quel avenir pour les organisations internationales?

C’est une question clé, car elle est au cœur du multilatéralisme. Qu’est-ce que le multilatéralisme, sinon une méthode pour des négociations qui s’appuient sur des organisations, afin que le long terme ne passe pas à la trappe et que les décisions prises soient suivies d’effet ? Encore faut-il bien poser la question. On fait comme si le multilatéralisme avait existé sur le plan mondial, ce qui n’a jamais été le cas. Il a été mis en place par les Etats-Unis après 1945 pour structurer l’ordre américain. Le multilatéralisme a donc été fondamentalement occidental. A mesure que la Chine a commencé à se développer, elle a voulu faire évoluer les règles de décision dans les organisations internationales. C’est ce que font tous les nouveaux entrants dans un système. La montée de la Chine a provoqué des jeux de puissance et des conflits d’intérêts pour la répartition du pouvoir. Le covid-19 a été l’occasion d’une prise de conscience.

« Aujourd’hui, c’est le moment de vérité. Les Occidentaux sont-ils prêts à admettre que le monde doit faire l’objet d’une gouvernance organisée, mais pas seulement dans le camp des démocraties ? Si la vision est écartée pour des raisons idéologiques, l’alternative sera un monde encore très interdépendant mais non organisé, dans lequel les conflits pourront dégénérer, très vite, au niveau économique et seulement après au niveau politique d’où, alors, le risque de guerre. »

Mais pour conclure sur une note plus optimiste, je dirais que l’idée majeure de la construction européenne reste basée sur le fait que tout le monde a peur d’aller ensemble dans le fossé. Une pandémie, c’est un peu pareil, ça secoue toute la planète. Or, comme dit un proverbe africain : « Celui qui voit une panthère et celui qui en entend parler ne courent pas à la même vitesse ».

Copyright Le Figaro / Isabelle lasserre

Lire l’interview sur le site du Figaro

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